Interview de Jazi, graffeur genevois

Dans une petite rue du centre de Genève, Jazi ouvre la grande pièce en sous-sol qui lui sert d’atelier depuis dix ans et qu’il partage avec deux autres artistes.

« Désolé, c’est un peu le bordel. »

Au milieu de centaines de bombes triées par couleur, de papiers, croquis, toiles, tâches de peinture sèches et quelques mégots de clopes, le lieu ressemblerait presque à une grotte secrète.

« On est en plein centre-ville, mais on ne sait pas ce qu’il se passe dehors, ça donne un peu l’impression d’être dans une bulle. »

Une grotte secrète, plutôt bien remplie.

« A Genève, c’est un peu la merde au niveau du matériel. A un moment, t’en trouvais presque pas, du coup j’allais direct à la fabrique et j’obtenais des bons prix. Ça me prend la journée, car c’est tout au nord de la Suisse. Je charge le fourgon et je repars. 8 heures de trajet. Mais ça me revient moins cher, malgré les frais de déplacement. En plus, en Suisse, on a une taxe. Ici, un spray est à plus de 7 balles, en France, il est à 3 et quelques.

Maintenant, il y a 2 magasins, le problème c’est qu’il faut aller chercher ce dont t’as besoin rapidement, car tout part très vite. En ce moment, y a plus de noir par exemple ! Moi, je me suis créé un stock, j’ai toujours acheté un peu plus que ce dont j’avais besoin. »

Au fond, une toile qui porte lignes, chiffres et lettres colorées, siège dans l’attente. « J’avais une idée à la base, qui n’a pas du tout donné ce que je voulais. Il y a beaucoup de hasard dedans. Celle-là, elle sera à l’expo. »

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(Du 2 au 11 juin, à la Galerie Next Door, 16 rue de l’Arquebuse, à Genève, Suisse.)

« J’ai déjà participé à plusieurs expositions à Paris et en banlieue parisienne, notamment lors du festival Cosmopolite, un festival très sympa avec une super ambiance et organisation. Là, il se trouve que des amis de longue date ont ouvert leur galerie, il y a 2-3 ans. J’ai eu une opportunité, un peu de temps, un peu de toiles… Et on a développé l’expo !

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J’aime bien leur galerie, elle est atypique, c’est pas une galerie pompeuse. Ils ont une ouverture d’esprit. Chez eux, c’est l’endroit idéal pour faire une rétrospective et mélanger plein de choses : des toiles, des illustrations et des trucs plus figuratifs… Y a des toiles qui datent un peu, d’autres toutes récentes. J’ai aussi fait imprimer des toiles sur des plexis.

Et le petit plus particulier : j’ai fait un tri dans mes esquisses. J’en avais des tonnes, planquées dans mon armoire, J’ai sorti celles que j’aimais bien. 20 ans d’esquisses, de 1996 à 2016, j’ai tout compilé ensemble. Même pour moi c’est pratique, parce que dans mon ordi c’était le bordel ! »

Jazi sort de son sac un bouquin, dans lequel des centaines d’illustrations, en noir, se partagent les pages blanches.

« Dans ce bouquin, il y a un bon mélange de dessins, faits pour le plaisir, pour des demandes ou avant d’aller peindre un mur. Même si mon esquisse est rapide, j’aime bien avoir une base avant d’aller graffer. Quand j’y vais à l’impro, en général je ne suis pas satisfait. Puis, quand tu vas peindre un mur, t’as pas trop de temps, faut que ce soit efficace ! »

Jazi s’allume une clope.

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« J’avais 15 ans quand j’ai commencé le graff. Je suivais une formation d’imprimeur. Aujourd’hui, j’en ai 42, presque 43, d’ailleurs ! J’ai commencé parce que je trouvais ça marrant ! Je ne suis pas le plus vieux graffeur de Genève, enfin, en activité probablement… Mais y a une génération avant moi qui avait commencé à aller à Paris, qui faisait du breakdance puis quelques fresques à Genève. Ils m’ont donné envie. J’avais aussi vu quelques graffs à New York, en vacances avec mes parents.

Je n’ai jamais eu de plan de carrière genre ‘je veux être un artiste’. J’aimais ça et je me suis mis dedans.

Mon premier graff ? Y avait un terrain de basket pas très loin de chez moi avec un grand mur. J’y suis allé un soir, j’ai peint. Après, il a été repeint, puis re-repeint, ça a engrainé plusieurs personnes du quartier ! J’avais écrit « Soho« , je ne savais pas trop quoi écrire, le lettrage était pointu. Ce n’était pas terrible, mais c’était le premier ! C’était marrant de voir comment ça marche avec les bombes… Avant, je m’entrainais dans ma chambre, à faire les gestes, mais sans bombe ! » Rires.

Dans l’atelier, on trouve aussi le portrait d’un homme avec ses 2 enfants.

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« C’est une commande réalisée il y a 6 mois. C’est pour le patron du resto-bar, juste à côté. Depuis une dizaine d’années, il m’achète quelques toiles.

On est devenus potes avec le temps, car le gars est cool. Cette toile est assez personnelle, c’est lui et ses gamins. Je suis toujours intrigué, pourquoi les gens se veulent en peinture ? » (Rires).

Le réalisme, j’en fais depuis longtemps, mais ça m’a gavé. Il faut être super concentré et comme j’y arrive, j’ai envie de passer à autre chose. Même si y’a toujours moyen de pousser plus loin, je suis satisfait. Mais ça ne me dérange pas d’en faire et faut bien gagner sa croûte. »

Jazi réalise des « mandats » (des demandes privées).

« C’est un vrai travail ! Je suis un peu une exception, j’arrive à tourner avec ce qu’on me file, mais je suis l’un des rares. J’ai de la chance, j’ai 3 ou 4 mandats pour juin par exemple. Il faut s’organiser pour tout ça, c’est un vrai taff ! Mais on vit dans une ville de banquiers, de gens qui gagnent plutôt bien leur vie…

Des fois c’est tendu, la vie à Genève est chère. Si je vivais en France avec ce que je gagne ici, je vivrais bien… Mais ce n’est pas la fête tous les mois. Par contre, y’a de la demande, j’ai du taff régulièrement. Pour la taille de la ville, je ne pensais pas qu’il y aurait autant de demande. »

Des sujets casse-couilles ? Un cosmos dans une chambre de gamin, avec un bleu moyen comme fond. On m’a demandé des portraits de chiens ou de chats, aussi. Je comprends que les gens aiment leur animal et qu’ils veulent l’avoir portrait… Mais bon ! (Rires).

J’essaye de toujours trouver un moyen de me faire plaisir. Tu peux rendre un boulot plus intéressant en te lançant des challenges… C’est aussi cool de faire du boulot pour les gens, ça t’apporte de nouvelles idées. Une fois, j’ai fait un fond marin pour un client sur 12 mètres, j’ai trouvé ça super, c’était une bonne opportunité d’essayer un nouveau truc !

Je suis plutôt du genre patient, ce qui m’énerve c’est quand on me prend pour un con. Ce qui est intéressant avec ce métier, c’est que tu croises une multitude de gens, tu vois comment peut se comporter l’être humain. Dans le rapport à l’argent, t’as des gens qui sont blindés mais qui te demandent des rabais, d’autres qui n’ont rien mais sont prêts à tout donner… L’argent n’a jamais été la priorité, mais malheureusement j’en ai quand même besoin. La priorité, c’est mon plaisir»

A la stabilité d’un salaire fixe, Jazi semble préférer sa liberté…

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« J’ai travaillé 6 mois en Allemagne récemment. J’étais à Hambourg, je bossais pour une société qui fait des jeux vidéos. Je pensais que ça allait être fun, mais leur motivation première, c’était plutôt de gagner une petite thune et ne pas payer leurs employés très bien… Tous les mois, ils faisaient du tri, te viraient du jour au lendemain, sans te prévenir. Puis le travail était rébarbatif : à la base, j’étais engagé pour faire des illustrations. Au final, je me suis retrouvé à faire des icônes, genre quand t’as gagné un trésor et qu’un coffre-fort s’affiche, en tout petit bien sûr, car c’était pour des smartphones… J’ai fait ça 6 mois, je n’aurais pas fait plus !

C’était agréable d’avoir un salaire à la fin du mois, c’est plutôt rassurant… Mais j’apprécie ma liberté. Là-bas, on me disait ce que j’avais à faire. Ici, on me propose une direction, mais c’est moi qui gère le truc. J’ai plus d’autonomie. Je peux gérer mon temps. »

Et le nom Jazi, dans tout ça ?

« L’histoire n’est pas incroyable : en fait, je suis nul pour trouver des noms. J’ai eu des chats, c’était la misère pour eux. Heureusement qu’ils ne comprenaient pas leurs noms, enfin j’espère ! (Rires). J’étais avec des potes, on cherchait des noms, un pote en a sorti et voilà ! Au début, je mettais 2 Z, mais 4 lettres, c’est quand même plus pratique ! »

Comment définir ton style ?

« Très bonne question ! Euh, hétéroclite ?! »

« Y a des artistes qui bossent toujours la même chose. Je trouve ça respectable, par contre j’aurais de la peine à le faire, ça m’emmerderait à un moment, je crois. Cette impression d’être dans un truc, de ne pas en sortir. Du coup, entre curiosité et challenge, je passe d’un truc à l’autre, voir si j’en suis capable.

J’aime bien l’illustration, des fois j’essaye de faire des choses plus abstraites. Je trouve ça intellectuellement plus motivant. Je m’ennuierais à ne faire que des portraits. Le problème c’est que je veux exceller partout ! » (Rires.)

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Les extérieurs, la nature, l’atelier ou les murs ?

« Je suis un amoureux de la nature. J’aime bien vivre en ville, mais aller prendre une bouffée d’oxygène à la campagne, c’est vraiment très agréable. Typiquement à Paris, j’y vivrais pas. C’est trop grand, y a trop de monde et si tu veux une bouffée d’air c’est difficile. Ici, tu prends ta voiture, en 30 minutes t’es dans un bois ou à la campagne et t’as oublié que la ville est là.

Les murs, j’adore. Après, sur un mur, tu ne peux pas y rester jusqu’à demain matin, t’es obligé de dégager à un moment. Puis pour amener le matériel sur place, il faut s’organiser. Je n’ai pas vraiment de lieu préféré, j’aime varier. J’adore être ici à l’atelier, surtout en hiver ou quand il fait moche. En été, je préfère être dehors. »

Le graffiti à Genève ?

« A l’époque, on te choppait, on te collait une amende et pas une petite… Tu pouvais commencer ta vie avec des dettes. Aujourd’hui, ils essayent de trouver des solutions, via un boulot qui rembourse l’amende par exemple, et/ou autres arrangements.

Nous, quand on a commencé à graffer, il n’y avait pas de murs dédiés. Des fois c’était cool, des fois c’était tendu. Avec les années, on a commencé à voir des endroits où ce n’était pas légal, mais toléré. On a finit par obtenir pas mal d’endroits. Certains lieux où il est aujourd’hui permis de graffer, on les a ouvert nous ! Mais beaucoup de terrains vagues et de ces espaces ont disparu, avec le temps. C’est lié aux constructions de logements.

Au niveau de la population, c’est plutôt bien accepté et depuis longtemps ! Beaucoup de gens qui te voient peindre viennent discuter, partager leur avis. Dans l’ensemble, j’ai eu des conversations très agréables avec les passants. Je me suis rendu compte, avec le temps, qu’on leur imposait un peu notre art parfois. 

Ce qui est marrant, c’est le décalage entre les autorités et les gens. Les autorités montrent que c’est un scandale, alors que, paradoxalement, les gens sont contents ! Même un mur avec des tags pourris apporte une touche de vie ! Y en a un près de chez moi qui vient d’être effacé, je trouve la rue morte, maintenant. Les autorités, à l’époque, disaient « ouais si le mec a fait un tag là, c’est que c’est une zone dangereuse…» (Rires).

Plus tard dans l’après-midi, à la Next Door Gallery, Jazi et les galeristes préparent l’exposition et accrochent les toiles.

Ça fait quoi de voir ses œuvres sur le mur ?

« Ça fait plus propre qu’à l’atelier (rires) ! Après, c’est voir la tête des gens qui les regardent qui est marrant. Et entendre les commentaires…

Tout est à vendre. J’admets que des fois, c’est difficile de se séparer de certaines pièces, mais c’est le jeu ! Ce qui serait cool, c’est de faire des échanges de toiles avec d’autres artistes. Il faut apprendre à se détacher de ce qu’on fait, c’est pareil avec les murs. »

Ce dont Jazi ne se détache pas, c’est de son sourire et de sa bonne humeur.

« Quand t’es de bonne humeur, c’est plus agréable de créer. Je ne suis pas un artiste sombre. J’essaye plutôt d’apporter de la gaieté. Ce n’est pas vraiment calculé, c’est mon caractère. J’aime bien caler un peu d’humour aussi dans ce que je fais. »

Ce qui s’est ressenti tout au long de la rencontre…

Autres « photograffs » à Genève : 

Interview de Lune82

Rencontre avec Lune82, graffeur grec, dans des usines abandonnées d’Athènes…

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Lune82 me conduit jusqu’à l’ancienne usine Kodak, dans les quartiers Nord de la capitale grecque. « Il y a cinq millions et demi d’habitants à Athènes, c’est fou, » m’explique-t-il, en se plaignant des embouteillages sur la route.

« J’ai commencé à graffer à Athènes en 1998. J’avais 14 ans. »

« Malaka ! » lâche Lune82 au volant, à un conducteur qui fait n’importe quoi. Il me traduit cette insulte comme celle qui décrit « les idiots modernes qui conduisent comme des merdes. »

En fond sonore dans sa Seat Ibiza rouge, un groupe local qui mélange rock hardcore et musiques traditionnelles du pays (Villagers of Ioannina City). « Sinon, j’écoute aussi du hip hop, du punk rock et de l’électro des années 90s, un peu de trap. »

On arrive à l’usine. La première fois qu’il est venu, c’était en 2012. « C’est vraiment sympa ici pour peindre. C’est comme à la campagne, regarde autour de toi. »

Il me présente quelques œuvres, et celles des membres de son Crew Use.

« Lune. » Pourquoi ?

« J’ai pensé au mot lunatic, que j’ai coupé au milieu, j’ai changé le A en E car sinon c’est un nom féminin. 82 c’est mon année de naissance. Lune, c’est le nom de mon alter ego. »

« Je ne montre pas mon visage. Les gens ne veulent pas voir mon visage, mais mon art ! Puis j’aime pas trop, avec internet et tout, qu’on puisse me trouver… Je veux garder mon intimité. Mon art parle pour moi. »

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Il continue la visite. Par terre, de vieux négatifs et quelques restes de l’autre vie des lieux. 

« J’aime intégrer des éléments graphiques, des formes, des lignes… Le mouvement constructiviste, le suprématisme et l’abstrait m’inspirent. Tout le monde peut interpréter mes graffs avec son imaginaire, j’aime laisser les gens penser ce qu’ils veulent. »

« Ça peut paraître égoïste d’écrire son nom, mais chaque graff est différent

« Je vais revenir dans cette usine : je bosse sur un spot publicitaire sur Shakespeare en ce moment, avec les cours, pour le British Council. Je vais faire en sorte que le fameux auteur écrive ses poèmes sur le mur. » 

Luna82 est actuellement en école de design. Il a d’autres projets en tête et travaille déjà comme designer freelance. « J’essaye de monter une entreprise avec des amis, qui mêle design et graffiti. »

« Je m’amuse aussi avec les symboles. Parfois je montre l’euro, mais à l’envers. Je suis contre le système monétaire, l’union économique. »

« Je suis arrivé progressivement mon style d’aujourd’hui. En gros, il me faut 3 ou 4 heures pour terminer une pièce. »

« Pour moi le style c’est le 5e élément du mouvement hip hop, son essence en quelque sorte, autours du D-jaying, MCing, B-boying et du graffiti. »

« ‘Mint’ c’est un pote à moi, l’un des meilleurs en wild style à Athènes, je dirais. »

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« Le graffiti Illégal, c’est dans les rues ou sur les trains. Ici, dans une usine abandonnée, c’est presque légal car personne ne va rien te dire. Puis l’endroit restera abandonné jusqu’à ce que quelqu’un le rachète. Et ça peut durer longtemps ! Il y a pleins d’usines abandonnées ici. Beaucoup d’entreprises ont fermé, ou déménagé dans les pays voisins. Athènes est un paradis pour le graffiti ! Ses trains aussi, ils commencent tout juste à les nettoyer. »

« Maintenant, quasiment tout le monde graff. C’est dommage, le style se perd. Ce n’était pas comme ça il y a 5 ans, » avoue Lune82.

« La vue est incroyable ici. J’adore le ciel athénien, enfin, quand il est bleu, pas pollué comme aujourd’hui. »

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Et les habitants dans tout ça ? D’après lui, ils apprécient les pièces travaillées et rejettent les tags et le « throw up » (vomir, écrire vite fait sur un mur).

Il m’emmène dans une autre usine abandonnée. Impossible d’entrer, le trou dans le grillage a disparu et il n’a pas son cutter pour en faire un nouveau.« Quelqu’un a du racheter. »

Du coup, la dernière balade aura lieu dans l’ancienne usine Renault.

« J’ai trouvé ce spot grâce à un jeune qui m’avait contacté sur le net pour me demander des conseils. Il allait à l’école juste à côté et m’a parlé de cet endroit. »

« J’ai eu quelques problèmes avec les flics, je me suis fait attrapé plusieurs fois, mais rien de grave. En général ici ils te laissent partir, te disent de ne pas recommencer. Il faut vraiment que quelqu’un entame un procès pour que les vrais problèmes commencent. Sinon, j’ai été menacé au couteau par des dealers un jour. Mais quand je peins, je n’ai pas d’argent sur moi, donc je n’avais rien à donner. »

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« Celui là, je l’ai fait avec un graffeur polonais il y a trois semaines. »

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Lune82 a beaucoup voyagé dans son pays et rêve d’aller à Stockholm, « meilleure scène graffiti » selon lui, bien que Berlin en soit « la Mecque. »

Avant de se quitter, il me montre un dernier graff qu’il dit « politique » (et donc qu’il ne signe pas) : « la démocratie a commencé ici. » Le mot « commencé » est barré. Remplacé par « terminé. »

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Quelques images d’ailleurs dans la capitale Grecque, où le street art a explosé depuis la crise et où de nombreux messages et visages ornent les murs de différents quartiers, y compris touristiques.

Street A(r)thènes :