Agnès B. : Vous me parlez de livre sur le graffiti. Nous avons montré des graffs depuis vingt-cinq ans à La galerie du jour. J’ai commencé par les pochoirs : Miss Tic, Jef Aérosol, Midnight Heroes. Sur les murs au début des années quatre-vingt-dix, à Paris, c’était essentiellement des pochoirs. C’était une culture à part : ce sont des papiers découpés, évidés, ça forme un dessin et on donne un coup de bombe ou de pinceau pour qu’il s’imprime sur le mur. Un d’eux écrivait « Scapin » sur les murs et il reprenait des peintures italiennes anciennes. C’était un très beau travail et à ce moment-là, c’était un des seuls à Paris. Moi, j’étais allée à New-York prendre de nombreuses photos de graffs.
Qu’est-ce qui vous a motivé ? Il y a forcément un déclic.
A. B. : J’ai toujours adoré ça. Quand j’étais petite, sur les arbres, il y avait des choses incrustées : des c?urs, des initiales, qui faisaient des boursouflures sur les troncs des Hêtres qui ont la peau lisse, un peu comme un éléphant. Ça faisait donc des bobos, des cicatrices en forme de dessin. Très petite, j’ai commencé à regarder ça. Il y avait aussi les toilettes de la gare des Invalides. Quand j’ai commencé à aller toute seule en train de Versailles à Paris, j’ai vu sur la porte en métal peint en gris, à la pointe, des trucs obscènes comme je n’en avais jamais entendus ni vus de ma vie. J’avais donc ce truc secret d’aller voir ces graffs à la gare des Invalides, j’avais dix ou onze ans.
Qu’est-ce qui vous a plu ? L’écriture ? Les messages ?
A. B. : C’est tout. Dans le parc de Marly à Marly-le-Roi, des choses sont faites à la pointe dans la pierre en lettre de Garamond ou en Didot, c’est magnifique. Sur vingt-cinq centimètres de large, à peine deux centimètres de haut, il y a écrit « écolière » en lettre Garamond. J’ai vu un homme obsédé par les écolières, ou quelque-chose comme ça, qui a gravé ça dans la pierre de la porte du parc de Marly. Après, il y a la prison de l’homme au masque de fer, au XVIIe et au XVIIIe, où il y a des graffitis. J’ai toujours adoré ça.
En fait, vous adorez l’écriture.
A. B. : J’adore l’écriture. Je pense qu’elle va se perdre parce qu’on commence à ne même plus apprendre aux enfants à écrire dans certains pays. Ils vont aller directement sur l’ordinateur et ils ne sauront pas écrire « Au secours ! » s’ils sont en prison et qu’ils veulent glisser un mot sous la porte ! Je trouve ça monstrueux, vraiment. On ne connaît pas les gens tant qu’on n’a pas vu leur écriture, c’est un paramètre incroyable.
C’est comme la graphologie qui donne la personnalité.
A. B. : Ça m’intéresserait énormément de connaître un graphologue. J’aime bien aussi les autographes, j’en ai un de Colette. « Bien sûr j’écrirai, je vous le jure ! Mais pas aujourd’hui… Il fait trop beau » elle écrit, Colette. Avec son écriture et cette phrase, c’est l’essence de quelqu’un.
Tout ça vous a suivi pour ensuite découvrir le pochoir. Quel a été alors le déclic pour faire une exposition ? Quelle a été votre envie pour passer à l’acte ?
A. B. : Parce que ça m’intéressait. Je les ai réunis avec Pierre Chevalier qui dirigeait la galerie avec moi à ce moment-là, et c’est quelqu’un que j’aime beaucoup. Je ne calcule pas tellement les risques sauf quand ça peut choquer, être démesuré, scabreux. Sinon, c’était un honneur pour moi de montrer ça. On a montré à la fois des ?uvres qu’ils ont faites sur papier, ils s’y sont mis et ils étaient contents. Avant, il y avait eu Ripoulin qui était la deuxième exposition de La galerie du jour. C’était en 1983 ou 1984, c’est-à-dire Pierre Huyghe, Closky, toute la bande. Ils sont devenus les stars.
Complètement, c’est impressionnant.
A. B. : J’ai passé un moment génial avec eux quand ils ont peint à La galerie du jour, qui était rue du Jour à ce moment-là. Je parle donc de ceux qui sont rentrés chez moi et qui étaient dans la rue. Un d’eux était de chez Yvon Lambert : Futura 2000 dont j’ai vu la première exposition chez Yvon à la galerie rue du Grenier-Saint-Lazare. Après, j’ai accueilli Futura, il a pensé qu’il serait mieux chez moi. J’aime beaucoup Yvon, j’étais une de ses clientes au début des années quatre-vingts où j’ai commencé à acheter des Blais qui travaillait sur les affiches déchirées. Il les arrachait, et les peignait. Au moment de Raymond Hains – je ne le connaissais pas – je faisais des assemblages d’affiches déchirées. J’arrachais des bouts aux Halles, je faisais des assemblages, que j’appelais des « Éphémères », et je les composais. J’adore composer, visuellement. C’était au début des années quatre-vingts, et il y avait plein d’affiches dans les Halles. S’il y en a un que je déteste, c’est Jean-Claude Decaux ! C’était super, et j’ai une photo d’un Éphémère. Donc, les choses, les murs, ça m’a toujours parlé. Ce n’est pas nouveau.
Comment avez-vous ressenti les nouveaux artistes de l’époque ?
A. B. : Après, j’ai eu les BBC. Très sympas, trop marrants, on s’est bien amusé. Puis j’ai exposé Jean Faucheur.
Aviez-vous le temps de faire votre travail et en même temps de pouvoir développer votre galerie ?
A. B. : J’ai toujours fait les deux en même temps : galeriste et styliste. Je voulais faire l’école du Louvre pour être conservateur de musée, je ne savais pas comment me rapprocher de l’art.
Avez-vous été dans des friches ou des lieux insolites ?
A. B. : Bien sûr, j’adore ça. Avec les BBC, dans une gare désinfectée au Nord de Paris, on allait avec Vincent Ségal qui jouait du violoncelle pendant qu’ils peignaient. Thierry Lefébure a pris des photos de ça, c’était un artiste de La galerie du jour. On connaissait donc très bien les BBC. J’ai découvert aussi Jonone à l’hôpital éphémère, je suis allée dans son atelier avec Vincent Ségal et j’ai acheté deux toiles ce jour-là, magnifiques. C’est un grand peintre.
C’est maintenant indéniable. Il est officialisé comme tel, ça lui donne un grand public.
A. B. : Ça me conforte dans ma vision des choses, car j’ai appris à me faire confiance aussi bien en photographie qu’en peinture.
Dans les jeunes de la nouvelle génération, qui avez-vous dans votre galerie ?
A. B. : J’ai beaucoup montré L’Atlas depuis le début. Jonone aussi, des peintures trop belles d’A-One. J’avais fait une smart avec écrit « Agnès b » sur la porte mais je ne voulais pas me balader avec. J’ai donc demandé à A-One et à Jon de la peindre. On l’a emmenée à la FIAC découverte sur mon stand, ils se sont mis en costume noir « Agnès b » avec des chemises blanches et des cravates noires, tous les deux. Ils ont alors fini là-bas la smart au milieu du stand, avec leur peinture sur les murs.
Faites-vous parfois des expositions ?
A. B. : Bien sûr, on ne s’intéresse pas qu’à Paris. Il y a dix ans, on a fait « What about New-York ? A new New-York scene » avec des gens qui sont devenus des stars actuelles comme Dan Colen, Dash Snow qui est mort malheureusement. J’adorais, il était plus dans les polaroids, ce n’est pas un graffeur mais c’était un artiste dans ces bandes-là, à New-York. J’ai fait aussi une grande exposition de graffs à Paris avec Psyckoze, qui m’a emmené dans les catacombes, et nous avons à la galerie les trois livres d’or dans lesquels ils ont tous dessiné. C’était dément et on a envie de faire un livre sur La galerie du jour.
Avez-vous encore des contacts avec des artistes que vous avez mis en place ?
A. B. : Bien sûr, on est fidèle. J’adore Futura, je le vois de temps en temps quand je suis à New-York, il est formidable. Récemment, il ne prenait en photo que des stades de foot. Il s’intéresse à leur forme, c’est rigolo.
Est-ce que vous pensez que le graffiti a vraiment développé une culture, une vision différente de la société ?
A. B. : Il y a énormément de choses qui sont dites sur les murs d’une manière ou d’une autre, et qui sont quelques fois à lire entre les lignes. Il faut se pencher là-dessus, c’est passionnant. Socialement, ça donne la parole, d’une certaine manière, à des gens qui ne l’ont pas. Ils la prennent, sur les murs. Bravo.
Que pensez-vous des gens qui croient que c’est dérangeant et que ça dégrade ?
A. B. : Il faut se mettre dans l’idée qu’ils font une peinture quelque part pour embellir l’endroit. Un mur moche, ils choisissent leur cadrage. Ils font des mises en place de leurs ?uvres d’une manière souvent magnifique, mais pas sur des murs permis qui sont tout à fait autre chose.
Il y en a de plus en plus.
A. B. : Oui, tant mieux mais ça enlève quelque-chose, du danger déjà. Certains sont morts sur les trains de New-York, dans les tunnels. La notion de danger était permanente. Des copains étaient en prison, il avait un procès qu’il fallait défendre après avoir graffé toute la station Louvre. Zevs aussi qui avait copié à Hong-Kong le logo Chanel, on m’a demandé si je pouvais le faire sortir de prison. Il y a beaucoup d’histoire.
Comment pourrait-on vous situer par rapport aux graffeurs ?
A. B. : Je suis intoxiqué par eux.
Vous êtes une référence pour eux. C’est Jack Lang pour la première expo mais en France, c’est surtout vous, ça commence par vous.
A. B. : Je le reconnais et j’en suis très fière, en fait. C’est comme un instinct d’enfant que j’avais de toujours aimer ce qui se passait sur les murs et sur les arbres. J’ai aimé ça depuis toute petite, c’est donc une histoire naturelle. J’aime ça, et non le fabriqué.
Vous avez quand même ce don de l’écriture.
A. B. : C’était ma meilleure matière à l’école. Quand mon prof lisait mes devoirs, j’étais fière. On avait le sujet deux semaines avant, je cogitais, et je m’amusais à écrire à la dernière minute, la veille au soir, sur les genoux, enfin n’importe quoi ! J’aimais beaucoup et c’est pour ça que j’ai fait un film.
Pouvez-vous justement me parler de ce film ?
A. B. : J’écris beaucoup dans ma tête mais je n’ai pas le temps d’écrire, à part quelques petites phrases, comme ça. Je m’amuse avec les mots, j’adore. J’ai fait un film, c’était sans doute un besoin de transposer une histoire qui m’avait bouleversé adolescente. J’ai voulu en faire quelque-chose, ça a été un truc d’instinct et en deux jours, j’ai écrit une histoire : vraiment, le film que j’ai fait.
Aviez-vous pensé à en faire un film quand vous avez écrit cette histoire ?
A. B. : Oui, car j’adore le cinéma. Le texte est très visuel, et c’est écrit à la main, sur un bloc, en deux jours. Vraiment, j’étais obsédée et plus j’écrivais l’histoire, plus ça se mettait en place. C’était génial, c’était comme si ça coulait de source. C’est bizarre, hein ?
C’est être habité.
A. B. : Oui… J’ai donc transposé l’histoire d’un adulte qui m’aimait trop quand j’avais de douze à seize ans, et j’en ai fait une fiction qui n’a rien à voir, tout en sachant de quoi je parlais. Douglas Gordon joue dedans, il a fait des ?uvres magnifiques, j’adore son travail. C’est un grand ami à moi, il voulait un petit rôle et je lui ai donné un camionneur écossais. Il est génial ! Il n’avait jamais joué avant mais maintenant, il joue dans un autre film.
Tout ça se fait par relation. C’est avec votre vécu que tout s’enchaîne. En fait, tout est vivant chez vous.
A. B. : Oh oui. À la fin du film, j’ai dit que je ne l’aurais jamais fait sans mes amis. Jonas Mekas est venu filmer une scène, mon équipe de cinéma était une autre paire de bretelles. Je suis tellement heureuse d’avoir fait ce film, je l’ai monté avec Jeff Nicorosi, un mec génial qui est mort d’un cancer à quarante-deux ans le jour où on montrait le film à New-York. Le film est resté là où il est arrêté de monter, au mois de juillet. Il est mort au mois d’octobre et on a montré le film à ce moment-là au festival de New-York. Avant, on l’avait montré à Venise, la projection était démente : dans la grande salle, les gens debout applaudissant, émus, des femmes pleuraient. C’était dingue, incroyable. Ils m’ont enlevé, car des femmes voulaient me parler. C’était sur une petite fille abusé par son père. Bonnaffé joue le père, Testud la mère. Ils ont super tous les deux, ils n’avaient jamais joué ensemble. En fait, ils formaient un couple parfait, très cohérent, très crédible.
On sent une telle sensibilité chez vous, ça m’impressionne… C’est pour ça que ça fonctionne avec les graffeurs.
A. B. : C’est ma nature, et c’est pour ça que ça fonctionne avec les artistes. Je les adore, ce sont mes amis. Je disais l’autre jour « je n’ai pas un ami riche, je n’ai que des artistes ! », car on me demande souvent de trouver des gens pour soutenir telle cause.
Vous allez faire un livre, une exposition. Qu’est-ce qui va encore se mettre en place par rapport au graffiti ?
A. B. : On voudrait faire un livre en relation avec La galerie du jour et le graff. Je suis allée à la vente d’Artcurial aux Champs-Élysées, c’était les vingt-cinq ans de La galerie du jour et il y avait tous les gens que j’avais exposés. C’était dingue, avec Jonone qui faisait un truc en direct. Il m’a offert ce tablier de peintre.
Vous avez vraiment un rapport très humain.
A. B. : Je les adore. A-One venait en bas dans la rue, avec ses cheveux dégoulinant de sueur mais j’adorais, il me faisait trop rire ! Quand il avait besoin de fric, il me déroulait ses toiles. J’en ai pas mal d’A-One, il était très fort.
Interview : Cédric Naïmi
Crédit photos : Gaspard Noé et Cédric Naïmi