L’antigraffitisme est un hygiénisme

L’essai convaincant de deux graffeurs pour mieux regarder les murs de nos villes.

Propriété, propreté, sécurité. Cela pourrait être la devise de nos villes à l’ère du capitalisme néolibéral, au vu des analyses de Jean-Baptiste Barra et Timothée Engasser qui, dans leur essai Antigraffitisme et depuis leur position de graffeurs, s’intéressent à la répression croissante et disproportionnée du graffiti.

Un graffiti qu’ils pensent comme une pratique collective, libre et sans marchandisation, et qui résiste tant à la qualification d’art, jugée réductrice, qu’à celle pour le moins stigmatisante de vandalisme. Un graffiti qui n’a pas le droit de cité quand, dans le même temps, le street-art y est promu et institutionnalisé.

Avec précision, les auteurs reviennent sur les fondements idéologiques d’une telle répression, qui mêlent morale et hygiénisme et opposent une société « saine » à une société « malade ». Dans un tel contexte, effacer les graffitis reviendrait à soigner ou réparer la ville, contaminée par des comportements « déviants » dont il faudrait protéger les individus « respectables ». Aussi, en vertu de la théorie de la vitre cassée développée aux États Unis dans les années 80 pour lutter contre la délinquance, il ne faudrait faire preuve d’aucune passivité face aux murs tagués qui, comme les carreaux cassés, annonceraient le développement d’une criminalité plus importante… Autant de discours dont les relents racistes et de classe ne semblent jamais loin.

On comprend ainsi pourquoi, sur le plan juridique, le graffiti est devenu un délit spécial au sein du Code pénal, sanctionné par une amende d’un montant plus important que pour tout autre type de dégradations dites légères. Et comment, au niveau politique, l’utilisation du graffiti par des mouvements contestataires sert parfois de prétexte efficace à l’État pour les stigmatiser et les décrédibiliser. A ce titre, l’essai revient avec pertinence sur l’épisode politico-médiatique ayant monté en épingle la « vandalisation » de l’Arc de Triomphe par les Gilets Jaunes.

Les auteurs consacrent aussi un chapitre au street-art institutionnel et nous offrent ainsi une occasion de repenser cette forme artistique que l’on consomme quotidiennement à coups d’expositions, de festivals et de fresques toujours plus monumentales. Voué à l’embellissement de nos espaces urbains, il se fait, un peu malgré lui, l’outil complice de la lutte contre le graffiti et des transformations urbaines au profit des classes privilégiées.

En déployant une analyse politique rare des pratiques d’effacement du graffiti, cet essai apparaît finalement comme l’éloge d’une discipline résolument libertaire et subversive face à l’uniformisation et l’aseptisation croissantes des villes de ce monde.  Salutaire.

« Tu ne trahiras point » : Lumière sur les apôtres du graffiti parisien

« Le saut entre les grottes de Lascaux et les dépôts de la RATP n’est pas si gigantesque que ça, finalement. Dans mille ans, si la planète Terre n’est pas recouverte par des étendues d’eau, si un virus mutant n’a pas tué la totalité de l’humanité ou si des chefs d’État à l’ego hypertrophié ne se sont pas livrés à un concours de bites nucléaires, une fouille archéologique révèlera aux chercheurs qu’un certain Comer est passé par là. Les archéologues comprendront alors que l’homme a toujours voulu s’exprimer. Peu importent les époques, peu importe le support. »

Fanatiques de graffiti, vous avez certainement entendu parler du procès de Versailles, une procédure inédite en France ayant opposé pendant dix ans la RATP et la SNCF à 56 graffeurs, accusés de dégradation volontaire en réunion. Une procédure ouverte en 2002, après 2 ans d’une enquête aux moyens considérables, et pour des faits qui souvent étaient déjà prescrits. Une procédure qui fera pschitt, comme une vieille bombe aérosol, puisque les juges seront relativement cléments dans leurs condamnations.

C’est le parcours de ces graffeurs hyperactifs et de leurs crews, des années 80 aux années 2000, que nous livre Karim Madani dans un style singulier et souvent truculent. Un récit construit autour de la figure de Comer, « un assassin acrylique, un cartonneur compulsif, un profanateur de surfaces métalliques et de matériel roulant ».

Des personnages hauts en couleur, évidemment, et on croit lire un polar tant il y a de suspense et d’action : filatures, écoutes téléphoniques, perquisitions… Et des gardés à vue qui finissent par balancer leurs potes. Car pour contrer les vandales, la police met en place des moyens jusqu’ici réservés au grand banditisme. Elle fantasme même des liens entre graffiti, trafic de stups et djihadisme ! Du côté de la RATP, c’est la surenchère sécuritaire : toujours plus de vidéosurveillance et d’agents armés… Les graffeurs bombent les trains, et la Régie le torse.

Ce livre offre aussi une plongée dans un monde dont la sociologie pourrait étonner. Dans le graffiti parisien, les milieux sociaux se mélangent et on y trouve même quelques gamins branchés, issus de très bonnes familles. D’ailleurs, à part eux, qui aurait pu importer le mouvement hip-hop en France, vu le prix d’un billet d’avion pour New York ? On croise aussi des nanas dans cet univers bien testostéroné et, pour ma part, j’apprends avec plaisir que Comer a été initié au graffiti par le crew 100% féminin de sa cousine, qui taguait Miss Septic du côté du Kremlin-Bicêtre.

Enfin, Karim Madani raconte avec brio l’histoire d’une culture véritablement underground dans un Paris pas très « carte postale » : l’ouverture des premiers centres commerciaux et les bombes volées, le terrain vague de Stalingrad, la chasse aux skinheads, les soirées sauvages et celles du Globo, les fripes customisées et les mixtapes chez Ticaret. Toute une époque, sans que soit nié ce qu’elle avait de violent.

Alors, j’ai refermé ce livre avec dans le sang une bonne dose d’adrénaline et de glycéro, et l’envie d’écouter Assassin dans mon vieux walkman.

(Photographies © DR)

Juges et graffeurs jouent au juste prix

Comme nous l’avons vu dans un précédent article, le seul fondement pertinent pour sanctionner l’artiste de rue agissant avec bombes ou feutres sans autorisation est le « délit de graffiti ». Ce délit sanctionne un dommage léger, pour autant que le propriétaire du bien concerné puisse prouver qu’il existe un dommage, causé par exemple par la nécessité de repeindre la surface graffée.

Sur ce point, les deux affaires ayant récemment opposé Monsieur Chat à la RATP et à la SNCF sont relativement atypiques puisque ses dessins, réalisés sur des surfaces en travaux, devaient en tout état de cause être recouvertes à bref délai par chacune de ces sociétés, qui ont donc peiné à démontrer un quelconque préjudice.

Pourtant, en général, il est relativement aisé pour le propriétaire du mur « graffé » sans son autorisation de démontrer l’existence d’un dommage, en fournissant au tribunal un devis concernant les travaux de nettoyage ou de peinture nécessaires à une remise en état. D’ailleurs, en pratique, les services de police recevant la plainte d’un propriétaire pour des faits de graffiti l’invitent de manière quasi-systématique à faire réaliser un devis et à le communiquer au juge en vue de l’audience.

Une décision du tribunal correctionnel de Coutances rendue en 2015 est intéressante sur la question de l’estimation financière du dommage subi par la « victime ». L’artiste B. le Piaf avait été interpellé par les services de police après avoir effectué des tags sur des murs en béton et du mobilier urbain, principalement constitués d’ « inscriptions amoureuses » (selon le procès-verbal de la police) du type « Je t’aime Camille » ou « Boris ♥ Camille ». L’un des propriétaires des murs concernés avait porté plainte et s’était constitué partie civile.

BLP 5

Le montant du devis communiqué par le propriétaire était de plus de 6.800 euros. De son côté, le prévenu avait fourni deux devis dont les montants étaient respectivement d’environ 1.000 et 1.500 euros. Face à ces éléments, le tribunal a fixé le montant du dommage à réparer à la somme de 1.800 euros, bien loin du montant réclamé par le plaignant.

En effet, si le propriétaire qui se porte partie civile devant le tribunal correctionnel a vocation à voir réparer intégralement son préjudice, il ne saurait obtenir une somme plus élevée que celle nécessaire à la réparation (et, de ce fait, s’enrichir). L’indemnisation financière a pour unique but la remise en état du bien. Peu importent les moyens mis en œuvre et les coûts associés dès lors que ce résultat est obtenu. Dans l’affaire de B. le Piaf, le devis de la « victime » a donc été considéré comme excessif par le juge.

La question de l’évaluation du dommage causé par des graffitis s’est encore posée récemment, dans l’affaire opposant la RATP à Azyle, légendaire graffeur du métro parisien, connu notamment pour avoir tagué un avion Concorde. En 2012, ce dernier avait été condamné par le tribunal correctionnel de Paris à 8 mois de prison avec sursis et à 195.000 euros de dommages et intérêts en faveur de la RATP au titre du nettoyage des rames de métro. Azyle, qui n’a pas nié les faits mais qui a contesté le montant des dommages et intérêts qu’il estimait à 40.000 euros, a donc fait appel de la décision du tribunal correctionnel. Les juges d’appel l’ont finalement condamné à verser 138.000 euros de dommages et intérêts à la RATP.

L’argumentation développée par Azyle reposait sur le fait que la RATP, qui seule fournit les devis pris en compte pour évaluer le montant des dommages subis, en l’absence d’un expert indépendant, est « juge et partie ». Le graffeur et son avocat se sont donc livrés eux-mêmes à un travail d’expert afin de démontrer notamment qu’avec les produits de nettoyage de la RATP, il ne faudrait pas plus de 10 minutes pour effacer une surface taguée d’un mètre carré, contre un temps estimé à une heure par cette dernière.

La démonstration n’a pas convaincu la Cour d’appel de Paris.

Un chat dans les griffes de la Justice

Revenons sur les démêlés judiciaires de Monsieur Chat, poursuivi successivement par la RATP et la SNCF en 2015 et 2016.

Petit rappel pour commencer : afin de sanctionner des faits de graffiti, le juge doit constater, d’une part, que l’artiste urbain a agi sans autorisation et, d’autre part, qu’il a causé un dommage au propriétaire du bien. Dans l’affirmative, il pourra prononcer une sanction pénale (amende et/ou TIG), qui revêt une fonction strictement répressive, réparer le « désordre social ». Bien entendu dans la quasi-totalité des cas il prononcera aussi une condamnation à verser au propriétaire des dommages et intérêts destinés à réparer son préjudice (par exemple, le coût de nettoyage de sa façade).

Dans l’affaire de Monsieur Chat face à la RATP, la question de l’existence du « délit de graffiti » est restée sans réponse, le procès n’ayant pas eu lieu sur le fond. En effet, la convocation de l’artiste a été déclarée irrégulière par le tribunal correctionnel de Paris car elle visait deux textes de loi : le premier sanctionnant de manière générale la dégradation d’un bien appartenant à autrui (article 322-1 alinéa 1 du Code pénal) et le second incriminant spécifiquement le « délit de graffiti » (article 322-1 alinéa 2 du Code pénal). L’artiste se trouvait donc dans l’incapacité de préparer efficacement sa défense. On peut donc regretter que la Régie des transports n’ait pas présenté une argumentation plus solide permettant au juge de statuer sur le fond. Il aurait en effet été intéressant de voir si le tribunal acceptait de voir un dommage nécessitant réparation, car les matous bien connus avaient été dessinés sur les murs en rénovation d’une station de métro et devaient disparaître après la pose d’un carrelage neuf sans qu’il soit nécessaire de les nettoyer ou de les repeindre.

En 2016, néanmoins, Monsieur Chat a été condamné à une amende de 500 euros sur le terrain du « délit de graffiti » pour avoir réalisé quelques dessins au marqueur sur des cloisons temporaires installées par la SNCF dans la gare du Nord afin de dissimuler une surface en travaux. Le Procureur de la République avait requis une peine de 3 mois de prison ferme, en se basant sur le délit général de dégradation du bien d’autrui et en considérant l’artiste comme récidiviste.

La sanction prononcée par le tribunal correctionnel est apparue comme plus raisonnable mais n’en est pas moins contestable pour deux raisons :

  • l’apposition de dessins sur des panneaux de chantier temporaires et ayant été recouverts dans le cadre des travaux de la gare (sans que la SNCF n’ait donc à les repeindre) peut difficilement être à l’origine d’un quelconque dommage ;
  • selon l’avocate de l’artiste, la SNCF ne s’était pas constituée partie civile dans ce procès et n’avait donc sollicité aucune forme d’indemnisation, ce qui confirmerait l’absence de préjudice et sans préjudice, pas d’infraction.

On retiendra surtout que le Parquet de Paris, qui avait sollicité une peine de prison ferme, n’entend faire preuve d’aucune tolérance pour la pratique du graffiti, bien au contraire. Une peine de prison ferme apparaît comme très excessive et inappropriée mais cela indique, au moins, que le Parquet n’a pas été déstabilisé par la notoriété de Monsieur Chat ni par le soutien dont il a bénéficié de la part de personnalités publiques.

On se souvient à ce titre qu’en 1999, Miss.Tic, poursuivie par les propriétaires d’un immeuble sur lequel elle avait effectué un pochoir sans autorisation, avait été condamnée relativement sévèrement par le tribunal correctionnel de Paris, qui indiquait dans sa décision que les faits étaient « reconnus voire revendiqués ». Il est probable que, contre toute attente, la défense de l’artiste, fondée sur sa démarche de communication artistique et appuyée notamment par le témoignage de l’artiste Ernest Pignon-Ernest ou la maison Kenzo, l’ait défavorisée.

Quand l’art relève du Code pénal

On fait généralement remonter à la fin des années 1960 ou au début des années 1970 l’arrivée du street art en France avec les premiers graffitis. Que de chemin parcouru en un demi-siècle… L’engouement populaire, le soutien médiatique et institutionnel ne sont plus à démontrer. Nombre d’œuvres urbaines sont réalisées sur commande, les partenariats entre artistes et institutions publiques ou privées se multiplient, les ouvrages spécialisés fleurissent sur les rayons des bibliothèques et des librairies. Le street art devient l’« art urbain contemporain », vocable plus élégant peut-être, plus vendeur sûrement.


On en oublierait presque que cette pratique de rue se dispense encore le plus souvent de toute autorisation et qu’elle constitue donc, d’un point de vue juridique, une atteinte au bien d’autrui qui, si elle peut à juste titre nourrir la critique artistique, relève également d’une discipline peut-être moins sympathique, le droit pénal.

Bien sûr, les condamnations ne sont pas légion, d’autant que certaines municipalités soutiennent cette appropriation de l’espace public par les artistes et font en sorte d’associer leurs habitants à cette politique. Elles préservent donc les œuvres, au moins pour partie, plutôt que de les assimiler systématiquement à du vandalisme et tout effacer. Ceci explique peut-être en partie pourquoi les sanctions légales attachées à la pratique du street art restent peu connues, aussi et curieusement des artistes eux-mêmes.

QUE DIT LA LOI ?

Puisque la définition d’un délit et des peines qui lui sont applicables relève de la loi, le retour au texte, en l’occurrence le second alinéa de l’article 322-1 du Code pénal, est une démarche fondamentale :

« Le fait de tracer des inscriptions, des signes ou des dessins, sans autorisation préalable, sur les façades, les véhicules, les voies publiques ou le mobilier urbain est puni de 3 750 euros d’amende et d’une peine de travail d’intérêt général lorsqu’il n’en est résulté qu’un dommage léger. »

 Cet alinéa 2 semble donc poser comme a priori que le tag, le graffiti constituent des dommages légers, et prévoit une sanction allégée par opposition à l’alinéa 1 qui punit de deux ans d’emprisonnement et d’une amende de 30 000 € le délit général de destruction, dégradation ou détérioration d’un bien appartenant à autrui, « sauf s’il n’en est résulté qu’un dommage léger ».

…. ET QUE FONT LES JUGES ?

Tout laisse à penser que les juges se méprennent parfois sur le texte applicable pour sanctionner la pratique du graffiti. En 2005, par exemple, le tribunal correctionnel de Besançon condamnait un étudiant en arts plastiques, pris en flagrant délit de graffitis par les services de police, à 800 euros d’amende et 2 mois d’emprisonnement avec sursis sur le fondement général de la dégradation du bien d’autrui. Une condamnation à la prison avec sursis n’est pas anodine et, pourtant, dans cette affaire, le tribunal n’a pas expliqué pourquoi les graffitis avaient selon lui causé un dommage grave et non léger au propriétaire du bien.

 D’ailleurs, s’agissant de dessins sur la façade d’un immeuble, le dommage causé peut-il être autre que léger ? Peut-on réellement parler de « dégradation » alors qu’en l’absence de toute casse, un mur, une porte ou une fenêtre sur laquelle on effectue des graffitis reste apte à l’utilisation qu’on en attend. Il n’y a donc pas de dégradation au sens purement matériel. Doit-on considérer que la dégradation serait esthétique ? La notion nierait alors la qualité de certaines œuvres urbaines et la pertinence avec laquelle elles peuvent être insérées dans l’espace public, s’agissant de pallier la morosité de certaines façades aveugles par exemple. S’il en était différemment, le street art n’aurait certainement pas emporté l’adhésion du public, au point que certains le considèrent comme le mouvement artistique du XXIe siècle.

ET L’ART DANS TOUT CA ?

C’est beau ou c’est pas beau ? C’est de l’art ou du vandalisme? La réponse n’a absolument aucune importance en matière juridique. Dans deux affaires concernant Monsieur Chat, sur lesquelles nous reviendrons dans un prochain article, l’argument esthétique a pu être mis en avant par certains soutiens de l’artiste qui avançaient que ses dessins égayaient les gares ou les couloirs du métro parisien. L’argument n’est pas recevable juridiquement. Le juge peut (ou pas…) être sensible à la « qualité » d’une œuvre urbaine, mais son rôle est de dire le Droit, pas le Beau. Faire reposer sur ses épaules une fonction annexe de critique d’art ne lui rendrait certainement pas service et nuirait sans aucun doute à la nécessaire objectivité de ses décisions.